Entretien avec Aurore Koechlin : « Le suivi gynécologique obéit à des normes sociales »

Après une enquête de terrain de plusieurs années, menée dans le cadre de diverses consultations, la sociologue Aurore Koechlin publie La Norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes. Une analyse fine, entre médecine et féminisme, qui met au jour les ressorts invisibles de cette construction sociale. Agrémenté d’extraits de carnet de terrain, l’ouvrage en est d’autant plus vivant.

Aurore Koechlin. ® D.R.

Comment définissez-vous la « norme gynécologique », à laquelle vous associez le concept de « carrière gynécologique » ?

Je définis la norme gynécologique comme la norme qui enjoint aux femmes de consulter régulièrement un ou une professionnelle de santé pour le suivi gynécologique, en particulier pour la contraception et le dépistage. La gynécologie médicale est née dans les années 1930, mais la norme gynécologique apparaît dans les années 1960, avec la légalisation de la contraception, accompagnée de sa médicalisation. On passe alors d’une logique de traitement des pathologies à une logique préventive, qui s’applique aussi bien à la prévention des avortements par la contraception qu’à la prévention des cancers par le frottis ou la palpation des seins. Avec mon étude de terrain, menée essentiellement dans deux espaces sociaux bien différents – un service de PMI en Seine-Saint-Denis et une clinique privée d’un des arrondissements les plus riches de Paris -, j’ai voulu montrer la construction sociale qui se cache là où nous ne voudrions voir qu’un destin biologique. Le suivi gynécologique obéit bien à des normes sociales.

J’appelle carrière gynécologique le fait d’entrer dans le suivi gynécologique, et de le poursuivre régulièrement, idéalement une fois par an, toute la vie. L’entrée majoritaire dans la carrière gynécologique s’est construite sur la simultanéité avec l’entrée dans la contraception et la sexualité hétérosexuelle. Le monopole de la prescription contraceptive détenu par les professionnels et professionnelles de la gynécologie constitue un instrument très matériel de renforcement de la norme gynécologique. Inversement, la norme préventive repose en grande partie sur l’initiative des patientes. La principale cause de l’arrêt de la carrière gynécologique est l’arrêt de la contraception médicale. La norme gynécologique ne peut dès lors plus s’appuyer sur la norme contraceptive. Ce changement peut créer les conditions d’un décrochage. La ménopause constitue le deuxième moment fort de décrochage. Cela est lié à l’arrêt de la contraception, mais pas uniquement. La fin de la fécondité marque aussi celle des grossesses comme moments de rattrapage de la norme gynécologique. 

Quels effets cette norme gynécologique a-t-elle sur les patientes ? 

La norme gynécologique a de nombreux effets sur les patientes. Certains sont bien évidemment positifs : la consultation gynécologique constitue une ressource, tant en termes d’informations et d’accès à la contraception et à l’avortement, que de connaissances sur son corps. La prévention et le dépistage permettent en outre d’éviter ou de dépister des IST, des cancers ou des maladies gynécologiques potentiellement graves, voire très graves. C’est bien sûr un acquis. Mais dans le même temps, on peut se demander pourquoi ­l’équivalent pour les hommes n’existe pas dans les mêmes proportions. En outre, elle n’est pas sans effet. La demande qui est faite aux patientes de jouer le rôle de sentinelle pour veiller aux signes de leur corps alors qu’elles ne sont pas médecins et ne savent donc pas discriminer les symptômes, ou le fait de les soumettre à un certain nombre de tests de dépistage (frottis, palpation des seins, mammographies, imagerie des ovaires…), se traduisent souvent par une angoisse présente, même en filigrane, chez bon nombre d’entre elles. J’ai interprété cette angoisse comme le symptôme d’un entre-deux, entre possession et dépossession de son corps, entre production de la connaissance et de l’ignorance.

En France, le schéma contraceptif, très normé, a évolué ces dernières années pour tendre vers davantage de diversification des moyens. Comment le comprenez-vous ?

Les études quantitatives montrent que la diversification des moyens contraceptifs est en partie liée au débat médiatique autour des pilules de troisième et quatrième génération de l’hiver 2012-2013, consécutif au dépôt de plainte de Marion Larat contre les laboratoires pharmaceutiques Bayer, suite à un AVC sous pilule. Moins qu’un arrêt de la prise de contraception, cette « crise de la pilule » (Bajos et al., 2014) a en fait provoqué un report de la pilule vers d’autres moyens, comme le stérilet, et est ainsi venue assouplir le modèle contraceptif français, très pilulocentré, selon le terme d’Alexandra Roux. On peut avancer également une autre cause à ces changements. Pour l’ancienne génération de féministes, qui s’est battue sans relâche pour obtenir la légalisation de la contraception et de l’avortement, la norme gynécologique associée à ces droits est invisible ou sans importance par rapport aux acquis qu’ils représentent. Mais pour la nouvelle génération de féministes, pour laquelle ces droits vont de soi, la norme étant plus apparente, elle peut être contestée. En plus de choix ­contraceptifs alternatifs, cette contestation va de pair avec le débat sur les violences gynécologiques et la demande de consentement.

Quel rôle jouent les sages-femmes dans le maintien ou la résistance à cette norme ? 

Les sages-femmes font partie des professionnels de santé à qui le suivi gynécologique est confié : elles sont donc amenées à se faire le vecteur de la norme gynécologique. Leur spécificité par rapport aux autres professions médicales est peut-être qu’elles sont davantage ouvertes aux enjeux sociologiques. Dans mon travail, j’ai aussi enquêté auprès des praticiennes de l’auto-­gynécologie, qui cherchent à s’approprier et à développer leurs propres savoirs et pratiques gynécologiques. Si ces dernières ne sortent pas de la norme gynécologique, néanmoins elles disent changer de professionnels en se tournant vers un ou une médecin généraliste ou une sage-femme, parce qu’elles considèrent que ces professions seront plus respectueuses de leurs choix gynécologiques.

Un des objectifs que je me fixais avec ma recherche était précisément de pouvoir éclairer la pratique gynécologique, et au-delà, médicale, avec les résultats de la sociologie. J’espère que mon livre sera une ressource pour les sages-femmes qui pratiquent le suivi gynécologique. 

Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir ce sujet d’étude ?

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an un ou une gynécologue. La norme gynécologique paraissait naturelle à toutes les personnes de mon entourage, mais ses trois caractéristiques centrales (le fait qu’elle soit genrée, qu’elle agisse sur le corps sain et qu’elle provoque une temporalité spécifique, celle du suivi) m’interrogeaient. Il s’agissait moins de dire si la norme gynécologique était une bonne ou une mauvaise chose, que de la visibiliser en tant que norme, historiquement et socialement datée. J’ai prolongé cette interrogation profane par un véritable travail de thèse en sociologie pendant plusieurs années, qui a en partie donné lieu à mon livre.

Septembre 2022, éditions Amsterdam, 305 pages, 20 euros. ® D.R.

■ Propos recueillis par Géraldine Magnan