Gérer les pénuries estivales, et après ?

C’est le deuxième été où les tensions en effectifs sont si aigües en maternité. Si la période estivale concentre toute l’attention à court terme, il y a urgence à voir plus loin, pour éviter d’amplifier l’effet domino.

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Les réorganisations en mode dégradé prévues pour l’été se succèdent. Après trois périodes de fermeture en mai, la clinique de Lesparre-Médoc, en Gironde, sera de nouveau fermée en août. Dans les Yvelines, la maternité publique de Meulan-les-Mureaux sera fermée du 6 au 29 août. La polyclinique Saint-Côme, à Compiègne, dans l’Oise, n’accueillera aucun accouchement entre le 1er et le 22 août prochains.

« MA MATERNITÉ VA CRAQUER »

Autre cas emblématique : la maternité de Nevers, la dernière de la Nièvre, a provisoirement fermé entre le 11 et le 19 avril 2022. En cause : le départ de 5 sages-femmes vers la PMI et le libéral, entre septembre 2021 et avril 2022, sur une équipe de 20 équivalents temps pleins (ETP). Les quatorze professionnelles restantes ont atteint le stade d’épuisement et se sont mises en arrêt maladie. Le service a rouvert grâce au renfort de la réserve sanitaire. Des infirmières ont aussi été recrutées. Mais l’établissement cherche toujours six sages-femmes, à des conditions qui se veulent attractives : logement gratuit pendant neuf mois, salaire net avant impôt en sortie d’école de 2260 euros hors primes et stagiairisation rapide. Cet été encore, la maternité va recourir à l’intérim, à des libérales vacataires et aux réservistes. L’Agence régionale de santé va aussi financer un dispositif exceptionnel faisant appel à des salariées volontaires de toute la France pour assurer des gardes à Nevers sur leur temps libre.

L’Organisation nationale des syndicats de sages-femmes (ONSSF) a tenté un recensement des difficultés au niveau national. Sur 461 établissements, 121 ont répondu. Parmi eux, 40 % annoncent des réorganisations internes : arrêt des consultations de suivi de grossesse et des cours de préparation à la naissance, des échographies, des consultations en addictologie ainsi que des fermetures de lits de néonatologie, de services d’orthogénie ou de suites de couches. « Une maternité sur dix serait en difficulté majeure. La situation est dramatique en Guyane et à Mayotte, de façon structurelle, rappelle Camille Dumortier, secrétaire générale de l’ONSSF. Fin juin, il manquait 30 sages-femmes sur 70 à Saint-Laurent du Maroni et 70 sur 170 à Mamoudzou. »

En Île-de-France, les tensions sont extrêmes depuis plusieurs mois. Début juin, il manquait toujours 150 sages-femmes dans les hôpitaux de Seine-Saint-Denis (93), selon France Bleu. Fin juin, 12 postes restaient vacants à la maternité des Diaconesses, à Paris, selon France 24. Le 1er juillet, le CHU d’Orléans a annoncé sa réorganisation : la maternité se recentre sur la pathologie, transférant les « bas risques » vers d’autres établissements. Le CHU prend seulement en charge les suites de couches pathologiques, 10 lits étant fermés dans le service. Après l’accouchement, les femmes à bas risque sont transférées avec leur nouveau-né, aux frais du CHU, vers la maternité privée du Pôle Santé Oréliance. Pour les autres, des sorties précoces en hospitalisation à domicile à J2 sont favorisées. D’après Muriel Cheradame, membre du conseil d’administration de l’Union nationale des syndicats de sages-femmes (UNSSF) et de la CPTS d’Orléans, cette organisation est prévue jusqu’à fin 2022. « Les maternités de type 3 sont celles où l’absence de révision des décrets de périnatalité a le plus d’impact, estime la sage-femme. Les collègues sont rappelées sur leurs week-ends et leurs congés pour faire des heures supplémentaires. Au CHU d’Orléans, la salle physiologique sert de salle d’attente pour les femmes avant leur transfert en suites de couches. » 

LE LIBÉRAL À LA PEINE

La salle d’accouchement est donc sacralisée et plusieurs maternités se délestent de patientes ou d’activités annexes vers d’autres établissements ou le secteur libéral. « L’ARS de Gironde tient des réunions de crise régulières depuis fin mai car des lignes de garde manquent partout, y compris au CHU de Bordeaux, témoigne Paul Brange, président de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) des sages-femmes. Nous avons relayé l’appel aux libérales qui souhaiteraient faire des vacations à l’hôpital. Mais nous craignons que les volontaires soient rares car l’épuisement gagne. Les libérales peuvent se sentir en insécurité pour prendre des gardes dans des maternités qu’elles ne connaissent pas, après plusieurs années sans avoir réalisé d’accouchement. » Même écho en Occitanie, où Françoise Bernadberoy-Prido, présidente de l’URPS des sages-femmes, a refusé d’organiser des vacations de libérales à l’hôpital, faute de moyens logistiques. En Île-de-France également, où l’ARS tient des réunions de crise depuis mai seulement, malgré des alertes antérieures, l’URPS a décliné la proposition de convention faite par l’agence. « La convention proposée fin mai nous demandait d’organiser la mise en relation des libérales avec l’hôpital et leur rémunération, grâce à une enveloppe de l’ARS, mais sans secrétariat dédié, témoigne Camille Courcier, présidente de l’URPS des sages-femmes. Or l’URPS, qui compte des membres en burn-out, ne peut assurer la gestion d’un tel système. » Autant d’exemples qui soulignent l’importance des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), encore balbutiantes, censées assurer les liens ville-hôpital.

En attendant, le cri des libérales est partout le même : lassées de devoir boucher les trous, elles sont débordées, ont besoin de congés, peinent à trouver des remplaçantes. Selon l’Association nationale des sages-femmes libérales (ANSFL), 80 % n’ont pas trouvé de remplaçante pour l’été. Elles sont d’astreinte sans indemnité les week-ends et jours fériés, doivent s’adapter en permanence pour assurer les soins non programmés. « Nous refusons des patientes, témoigne Camille Courcier. Prendre des gardes de nuit signifie perdre aussi une journée de travail le lendemain, ce qui n’est pas pris en considération dans les rémunérations proposées. Et si une vacation de libérale est mieux payée en honoraires que celle d’une salariée, nous en perdons la moitié en charges. » Pour les intéressées, le secteur libéral n’a pas vidé les maternités de leurs sages-femmes au prétexte que ce mode d’exercice serait plus rémunérateur ou tranquille. « Nous sommes parmi les professionnels de santé de ville les moins bien rémunérés », rappelle Éliette Bruneau, présidente de l’ANSFL. Les URPS appellent les libérales à prendre soin d’elles cet été.

« L’hôpital est certes important, estime Camille Courcier. Mais depuis que nous proposons à l’ARS de travailler sur le long terme, nous n’avons été contactées directement par la direction qu’en raison du manque de sages-femmes à l’hôpital cet été ! Le secteur libéral est pourtant tout aussi capital ! Les sages-femmes ne quittent pas l’hôpital par appât du gain, mais parce que les conditions de travail y sont mauvaises. Dans le département du 91, sur 20 collègues, 18 refusent d’y remettre les pieds. » 

Les mesures d’urgence pour l’été

Le Gouvernement d’Élisabeth Borne a décidé de suivre les recommandations de la « mission flash » sur les urgences et soins non programmées présidée par François Braun. Certaines mesures concernent les sages-femmes. Un décret du 29 juin instaure le doublement du taux de rémunération des heures supplémentaires du 1er juin au 15 septembre 2022 dans la Fonction Publique Hospitalière. Le doublement des majorations de nuit pour les personnels soignants devrait aussi être acté. Enfin, la recommandation n° 35 du rapport de la mission Braun demande d’accorder la prime de risque des urgences y compris aux urgences gynéco-obstétricales au niveau national. Certains établissements l’ont déjà mise en place au niveau local.

EFFET DOMINO

Les aménagements non anticipés accentuent la perte de sens au travail pour les sages-femmes de tous les secteurs. Avec un risque : au manque d’effectifs de l’été, pourraient succèder des arrêts pour épuisement à l’automne, plus nombreux que l’année dernière. Selon une enquête de l’ARS d’Île-de-France, en juillet-août 2021, il a manqué plus de 200 équivalents temps pleins de sages-femmes par mois dans la région. « L’été 2021 a été le premier où des fermetures ont eu lieu par manque de sages-femmes et les tensions ont perduré à l’automne dans une moindre proportion, rappelle Camille Dumortier. Cette année, nous avons alerté le ministère dès mars, sans être prises au sérieux. » Les causes sont pourtant connues. Selon l’Association nationale des étudiantes sages-femmes (Anesf), sur 991 étudiants inscrits en 2018, 150 n’ont pas achevé leur cursus. « Dans plusieurs écoles, comme à Grenoble, la moitié d’une promotion n’est pas diplômée en juin, alors que les étudiantes sont attendues l’été dans les hôpitaux, explique Laura Faucher, présidente de l’Anesf. De nombreux étudiants veulent faire une pause cet été et ne travailler qu’à partir de septembre. La promotion 2022 a aussi été très touchée par la crise du Covid. » Pendant leur carrière, les sages-femmes rencontrent les mêmes difficultés que les autres hospitaliers : pénibilité du travail non reconnue, administration écrasante et perte de sens, entraînant un turnover important, de l’absentéisme et des démissions. Les revalorisations salariales accordées par Olivier Véran en septembre dernier n’ont pas suffi. Le libéral est la première porte de sortie de l’hôpital, puis, quand il a essoré les professionnelles, elles changent de région, se spécialisent ou se reconvertissent. 

Les femmes sont les premières victimes de ces problèmes en cascade. Laurence Cassé, membre du conseil d’administration de l’UNSSF, témoigne : « À Montpellier, la polyclinique Saint-Roch, la plus importante maternité de la ville, a choisi de sacrifier l’orthogénie pour recentrer les sages-femmes vers les salles d’accouchement ! » Cet été, l’hôpital comme le libéral risquent de ne pas pouvoir absorber les multiples soins aux femmes. À l’hôpital comme en ville, elles risquent de se sentir abandonnées, ce qui n’est pas sans conséquence.

REFONDER LE SYSTÈME ?

Le malaise est bien plus profond que la crise estivale. La profession souffre des difficultés propres à la périnatalité, avec des normes d’effectifs devenues obsolètes. Depuis 2018, les sociétés savantes des sages-femmes et obstétriciens proposent la révision des décrets de périnatalité. En vain. Et la crise du Covid n’a fait qu’accentuer des phénomènes préexistants. « Les maternités sont au bord de l’implosion », affirmait Cyril Huissoud, secrétaire général du Collège national des gynécologues-obstétriciens de France (CNGOF) lors des journées Paris-Santé-Femmes en mai dernier. Le CNGOF a rendu publics quelques éléments d’un rapport attendu pour la rentrée sur la démographie de la profession. Près de 68 % des maternités de type 1 et 75 % des établissements réalisant moins de 1000 naissances par an recourent régulièrement à l’intérim. Le nombre des obstétriciens est pourtant en augmentation, passé de 4050 en 2012 à plus de 5000 en 2020. Mais la sociologie de la profession a changé. Plus de 80 % n’envisagent qu’un exercice en type 2 ou 3, ne veulent pas assurer plus de 5 gardes par mois, et seulement si tous les médecins sont présents sur place. De plus, 90 % plébiscitent un environnement urbain et les temps partiels ont la côte. 

De nombreuses petites maternités sont ainsi menacées de fermeture. « La répartition des maternités ne repose pas sur une réflexion de santé publique et les fermetures sèches sont menées sans anticipation, dénonce Cyril Huissoud. Il faut aussi définir ce qu’est une maternité isolée. » Pour l’instant, le tout nouveau ministre de la Santé et de la Prévention, François Braun, va décliner les propositions de sa « mission flash », qu’il a coordonnée en juin pour les urgences. Certaines mesures concernent les sages-femmes (voir encadré). Le défenseur du « No bed challenge », qui répertoriait en 2018 le nombre de patients ayant dû passer la nuit sur un brancard dans un service d’urgences faute de lit d’aval disponible, sera-t-il sensible aux enjeux de la périnatalité ? Durant l’été, il doit conduire la « concertation des parties prenantes de la santé », sur l’accès aux soins et la lutte contre les déserts médicaux, dont les contours restent flous.

En attendant, certains établissements tentent l’attractivité : mise en place de contrats d’allocation étude pour fidéliser les étudiantes, postes en CDD de longue durée ou directement en CDI, stagiairisation ou titularisation rapides, accès à des places de crèche et de parking. Des primes en tous genres fleurissent aussi : cooptation, parrainage, arrivée, vacation, urgence, assiduité, intéressement, décalage de congés … Autres pistes évoquées : favoriser l’exercice mixte pour les libérales ou les salariées. On ignore aussi combien de sages-femmes étrangères, belges ou libanaises par exemple, seront débauchées.

Face à ces constats, le CNGOF comme les organisations de sages-femmes appellent depuis plusieurs mois à des états généraux de la santé des femmes. Les revendications martelées pendant les grèves de 2021 sont toujours d’actualité, à l’hôpital comme en libéral. « Notre convention, sans cesse complétée par des avenants, est en deçà du métier et du contexte, estime Laurence Cassé, de l’UNSSF. Elle est comme un costume mal taillé sans cesse rapiécé. À force, il craque de partout. » Pour assurer une permanence des soins, le Collège national des sages-femmes propose le développement de la télémédecine ou la mise en place de sages-femmes correspondantes du Samu (lire p. 26). « Pour éviter la fuite des sages-femmes, il faut favoriser les filières physiologiques et développer leurs compétences spécifiques en maternité », défend de son côté Cyril Huissoud.

Dans son programme électoral, comme à l’issue de sa « mission flash » pour les urgences, le Gouvernement veut « faire confiance aux professionnels de santé pour élaborer des propositions ». L’expertise de terrain des sages-femmes sera-t-elle entendue ?

Nour Richard-Guerroudj