Pénurie mondiale de sages-femmes 

Malgré des progrès notables en matière de santé sexuelle et reproductive, le monde manque de sages-femmes pour couvrir les besoins essentiels. Dans un rapport récent, plusieurs organisations internationales appellent à protéger cette catégorie de professionnelles, fatiguée par la crise sanitaire.

Le dernier rapport sur l’état de la pratique des sages-femmes dans le monde est paru le 5 mai 2021, à l’occasion de la journée internationale de la sage-femme. © UNFPA – ICM – OMS

Le monde a besoin de 900 000 sages-femmes supplémentaires. Si la tendance actuelle se poursuit, il manquera 730 000 sages-femmes en 2030. Telles sont les conclusions-chocs du dernier « État de la pratique sage-femme dans le monde ». Paru symboliquement le 5 mai dernier, ce rapport résulte d’un travail du Fonds des Nations Unies pour la
population (UNFPA), mené avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la Confédération internationale des sages-femmes (ICM) et 33 autres organisations. Les précédentes versions ont été publiées en 2014 et en 2011. Selon les auteurs, en prenant en charge la « santé sexuelle, reproductive, maternelle, néonatale et adolescente » (SSRMNA), les sages-femmes pourraient sauver près de 4,3 millions de vies par an d’ici à l’année 2035. Importante partout, la pénurie est particulièrement criante dans les pays pauvres, où les sages-femmes ne parviennent à répondre qu’à 41 % des besoins au maximum. C’est spécialement le cas en Afrique. Ailleurs, l’arrivée du Covid-19 a fragilisé des systèmes de santé qui paraissaient auparavant solides. Dédié aux professionnels de santé victimes du Covid-19, ce récent rapport a été construit à partir de données dont l’essentiel a été collecté avant la crise sanitaire. Les organisations à l’origine de ce rapport ont exclu de leur analyse la situation des matrones ou des sages-femmes traditionnelles.

Triste bilan

Au fil du temps, la situation mondiale s’est améliorée. Mais la marge de progression reste énorme. Les experts estiment en effet à 810 le nombre quotidien de morts maternelles actuelles. Une mortinaissance a aussi lieu toutes les 16 secondes et 2,4 millions de nouveau-nés perdent la vie chaque année. Une femme sur cinq accouche sans l’assistance d’un professionnel de santé compétent. Près de 218 millions de femmes n’ont pas accès aux moyens de contraception modernes et, chaque année, 10 millions de filles âgées de 15 à 19 ans et vivant dans un pays à revenu faible ou intermédiaire déplorent une grossesse non désirée. Prévu pour 2030, l’objectif de développement durable (ODD) n° 5, qui voulait « parvenir à l’égalité des genres et autonomiser toutes les femmes et les filles », décidé en 2016, semble chaque jour s’éloigner. Pourtant, lorsqu’elles sont formées, diplômées et pleinement intégrées aux équipes, les sages-femmes assurent des soins de santé primaire et permettent la réalisation de tous les droits liés à la santé sexuelle et reproductive. Elles accompagnent les femmes dans leur autonomisation. Elles jouent ainsi un rôle vital dans la prévention de la mortalité maternelle et néonatale.

Aussi les auteurs du rapport plébiscitent-ils un investissement massif dans la profession. Menée à partir des données collectées dans les 88 pays qui représentent la majeure partie des décès maternels et néonatals et des mortinaissances dans le monde, leur analyse révèle qu’une augmentation de 25 % de la couverture des interventions assurées par des sages-femmes tous les cinq ans jusqu’en 2035 permettrait d’éviter 40 % des décès maternels et néonatals et 26 % des mortinaissances. Une simple augmentation de 10 % tous les cinq ans permettrait d’éviter 23 % des décès maternels et néonatals et 14 % des mortinaissances. Quant à une couverture universelle, elle permettrait d’éviter 65 % des décès maternels et néonatals et des mortinaissances. Bref : il faut investir. Certains pays l’ont déjà compris. Une étude a montré que 28 pays à revenu faible et intermédiaire ont ainsi réduit leur taux de mortalité maternelle de plus de 50 % entre 2000 et 2017. Ceux qui ont le mieux réussi, comme le Malawi, le Cambodge ou les Pays-Bas, ont renforcé la place des sages-femmes dans l’accompagnement des naissances normales. Au Cambodge, où le nombre de naissances accompagnées par des sages-femmes a considérablement augmenté entre 2000 et 2017, le taux de mortalité maternelle a chuté de 488 à 160 décès pour 100 000 naissances vivantes. Depuis 2002, les sages-femmes y suivent une formation de 3 à 4 ans. Un Conseil des sages-femmes y a été fondé en 2016 et le nombre de sages-femmes déployées dans des unités de soins gérées par des sages-femmes, s’il reste faible, a quasiment doublé entre 2010 et 2019.

© UNFPA – ICM – OMS
© UNFPA – ICM – OMS

CONTINUITÉ DES SOINS

Au-delà de l’investissement, indispensable, certains systèmes de santé doivent également être réformés pour promouvoir la continuité des soins, chère aux sages-femmes. Satisfaction des femmes, réduction des coûts, diminution des césariennes, réduction de la mortalité, diminution du nombre d’interventions inutiles, augmentation de la contraception et de la vaccination… Les avantages de la continuité des soins ont été documentés par plusieurs études portant sur des milliers de femmes, y compris dans les pays riches. Aux Pays-Bas, plus de 75 % des accouchements sont assistés par une sage-femme. Dans 57 % des cas, elles sont d’ailleurs les seules professionnelles de santé à intervenir. Entre 2000 et 2017, le taux de mortalité maternelle a chuté de 13 à 5 décès pour 100 000 naissances vivantes dans ce pays.

Pour mettre en place cette continuité des soins, on peut garantir la place des sages-femmes au niveau hiérarchique. D’ailleurs, parmi les priorités stratégiques en matière de formation définies en 2019 par
l’UNFPA, l’OMS, l’ICM et l’Unicef, figure le leadership. « Le leadership des sages-femmes doit être pris en compte dans les processus nationaux d’élaboration de politiques, de planification et de budgétisation de haut niveau afin d’améliorer les décisions prises au sujet des investissements en faveur de la formation des sages-femmes en vue de la couverture sanitaire universelle », écrivent les auteurs du rapport.

AMÉLIORATION DE LA FORMATION

Quant à la formation des sages-femmes, elle reste un enjeu majeur. Les programmes de 4 à 5 ans sont les plus fréquents en Asie du Sud-Est et dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Mais, si la grande majorité des pays paraît proposer des cursus en 3 ans minimum (c’est le cas dans 91 % des 74 pays qui ont répondu à l’enquête), la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. En effet, dans les pays répondants, seuls deux tiers des formateurs étaient eux-mêmes habilités à exercer en tant que sages-femmes. Enfin, la crise sanitaire liée au Covid-19 a pu mettre un coup d’arrêt à certaines formations, comme l’ont signalé plus de la moitié des associations adhérentes à l’ICM où les formations ont simplement été suspendues. En parallèle, l’achèvement des formations de sages-femmes a été ajourné dans presque deux tiers des pays.

Les pays à revenu élevé sont plus susceptibles que les pays à revenu faible et intermédiaire de confier l’enseignement de la pratique de sage-femme à des sages-femmes. Mais, dans de nombreux pays, ces dernières ne sont pas autorisées à accomplir des tâches qui sont pourtant généralement considérées comme faisant partie de leur champ d’activité. C’est particulièrement le cas dans la région Amériques, en Europe et en Méditerranée orientale, ainsi que dans les pays à revenu élevé de façon générale. Dans la moitié des pays, les sages-femmes n’ont pas le droit d’effectuer un accouchement instrumental à l’aide d’une ventouse obstétricale ni d’utiliser un système manuel d’évacuation par aspiration en cas de saignements au début de la grossesse. Dans certains pays, malgré les recommandations de l’OMS, les systèmes de règlementation limitent les produits que les sages-femmes ont le droit de prescrire. À plusieurs endroits en Europe et en Méditerranée, elles n’ont pas le droit de prescrire tout l’éventail des produits contraceptifs. Tout n’est cependant pas si sombre, puisque pour 90 % des associations adhérentes à l’ICM, la crise sanitaire a fortement amélioré la collaboration entre les professionnels : obstétriciens, pédiatres, spécialistes de la lutte contre les infections et infirmiers. En Namibie par exemple, une sage-femme leader a participé à l’élaboration des politiques et orientations nationales relatives aux soins à apporter aux femmes positives pendant leur grossesse, leur accouchement et la période périnatale. Une de ses consœurs a même pris part aux travaux du Comité national de prévention et de lutte contre les infections.

Au Bangladesh, des étudiantes suivent le programme d’accréditation pour la formation des sages-femmes de l’ICM.
© Geeta Lal, pour l’UNFPA

UNE COMMUNAUTE BIGARRÉE

Malgré ces quelques victoires, la pénurie actuelle et future des professionnels de SSRMNA inquiète les experts. Mais pour mesurer le nombre de ces professionnels, il faut d’abord les définir. Qu’est-ce qu’une sage-femme ? Si les experts ont sciemment écarté les matrones et les sages-femmes traditionnelles, la diversité des profils n’en est que peu restreinte. « Cette hétérogénéité de la classification et de la nomenclature entrave les efforts de suivi et d’analyse aux échelles nationale et mondiale, notent-ils. Par exemple, il n’existe pas dans tous les pays ni dans toutes les langues une distinction claire entre les sages-femmes et les autres catégories professionnelles, par exemple les infirmiers, les obstétriciens et les accoucheuses traditionnelles. En outre, le champ d’activité des sages-femmes
diffère d’un pays à l’autre. Une étude récente a révélé l’existence de 102 termes uniques utilisés dans les pays à revenu faible et intermédiaire pour décrire les professionnels de santé chargés d’assister les naissances. »

Les auteurs du rapport ont opté pour l’expression « personnel de soins de sage-femme », qui recouvre également les infirmiers formés à la pratique de sage-femme, parfois nommés « infirmiers sages-femmes ». Dans ce domaine, la collecte des données a été encore plus compliquée. Les modes différents empêchent la comparaison avec les précédents rapports sur l’état de la pratique de sage-femme dans le monde. Globalement, plus de la moitié des effectifs du personnel de soins de sage-femme se concentre en Asie du Sud-Est et en Europe. Sur les 1,9 million de prestataires de soins de sage-femme exerçant dans les pays ayant communiqué des données, 651 000 (34 %) sont des sages-femmes professionnelles, 477 000 (25 %) sont des sages-femmes auxiliaires professionnelles, 421 000 (22 %) sont des sages-femmes sans statut défini, 285 000 (15 %) sont des infirmiers sages-femmes et 60 000 (3 %) sont des infirmiers sages-femmes auxiliaires.

UN EXODE À VENIR ?

Autre stratégie : estimer le besoin en temps de travail des professionnels de SSRMNA pour assurer la couverture universelle des interventions essentielles. Globalement, le champ couvre les soins prénatals, les soins d’accouchement, les soins postnatals, la santé et le développement des
adolescents, les autres interventions de santé sexuelle et reproductive. Pour les spécialistes, il aurait fallu 6,5 milliards d’heures de travail pour satisfaire l’ensemble de ces besoins en 2019. Un nombre qui devrait atteindre 6,8 milliards d’heures en 2030. Pour le mettre en parallèle au nombre de professionnels, il faut tenir compte des temps partiels, ainsi que des conditions de travail. Des infrastructures défaillantes, des chaînes d’approvisionnement grippées, un taux d’absentéisme élevé, un niveau d’études faible, une répartition inégale des différents professionnels, affectent le nombre d’heures nécessaires pour couvrir les besoins. Ainsi, « le besoin satisfait potentiel pour l’Europe et les Amériques avoisine les 100 %, contre seulement 51 % en Afrique, notent les auteurs. Une nette tendance se dégage par catégorie de revenu : le personnel de SSRMNA pourrait répondre à 99 % du besoin dans les pays à revenu élevé, contre seulement 41 % dans les pays à faible revenu. » Pour les auteurs, tous les pays ne sont pas touchés par une pénurie de soignants, mais parmi ceux qui le sont, « la pénurie totale au vu des besoins atteint 1,1 million de sages-femmes, médecins pratiquant des activités de SSRMNA et personnel infirmier EDS (équivalent dédié à la SSRMNA), dont 0,9 million de sages-femmes/infirmiers sages-femmes EDS. L’Afrique est la première région touchée par cette pénurie (56 %). Les deux autres régions les plus touchées sont la Méditerranée orientale et les Amériques. » Les auteurs craignent également un exode des professionnels de santé, consécutif aux souffrances accumulées pendant la crise sanitaire. Il viendrait renforcer la pénurie actuelle de soignants et augure des temps difficiles. Partout, les sages-femmes sont fatiguées. Les organisations internationales appellent solennellement à les protéger.

■ Géraldine Magnan