Quand l’objectif n’est pas de nourrir de lait, mais d’amour !

Certaines femmes vivent des situations extrêmes et difficiles. Savoir que tout est envisageable pour elles et obtenir un soutien adéquat et sans jugement permet de mieux vivre ce que la vie peut parfois imposer. 

EXPOSÉ

Lors d’un précédent cas clinique (voir Profession Sage-Femme n° 282 – Juin 2022), je vous avais présenté la situation d’Ingrid*, à qui un cancer mammaire avait été diagnostiqué à la suite d’une mastite. Suite à ce diagnostic, la prise en charge de ce cancer a nécessité une mastectomie. À ce stade, Ingrid avait déjà sevré son bébé depuis plusieurs mois, mais elle a consulté afin de pouvoir avoir un avis quant à la possibilité d’un allaitement ultérieur. Nous avions alors pu parler de la possibilité d’allaiter avec un seul sein. Ingrid se demandait alors s’il serait possible de mettre son bébé au sein reconstruit même s’il n’y avait pas de lait. Elle voyait cela comme une sorte de revanche sur la mastectomie. Nous avions alors évoqué la possibilité d’une mise au sein à l’aide d’un dispositif d’aide à l’allaitement (DAL), avec ou sans bout de sein en silicone, en fonction de ce qui serait le plus confortable pour elle. Elle semblait rassurée de savoir qu’une possibilité lui était offerte.

Ingrid consulte deux ans plus tard. L’objectif de cette entrevue est de revenir sur l’idée émise deux ans plus tôt. Une nouvelle mastectomie du sein controlatéral était programmée du fait d’une masse tumorale détectée lors des examens de surveillance. Une reconstruction était également envisagée et Ingrid, qui se projetait dans une future nouvelle maternité, évoquait sa tristesse de ne pas pouvoir revivre le contact physique inhérent à l’allaitement. Elle devait déjà faire le deuil de pouvoir donner son lait à un futur bébé, mais souhaitait ne pas devoir renoncer à ce contact physique, charnel. Sa demande était donc la suivante : « Nous avions parlé d’utiliser un DAL sur le sein reconstruit il y a deux ans. Pensez-vous qu’il serait possible d’envisager un “allaitement au DAL” sur les deux seins ? »

Une telle situation était tout à fait nouvelle pour moi et je n’avais jamais lu de témoignage en ce sens. Dans cette situation, en l’absence de contre-indication posée par les cancérologues et les chirurgiens et compte tenu du fait qu’Ingrid avait parfaitement conscience qu’il y aurait une impossibilité à obtenir une quelconque production lactée, il paraissait tout à fait envisageable de confirmer à cette femme la possibilité que son bébé tète au sein, tout en recevant du lait via le DAL.

Ingrid avait besoin de cette confirmation avant de pouvoir accepter la mastectomie. Pour elle, faire le deuil de cette relation paraissait insurmontable après toutes les étapes qu’elle avait déjà traversées. Le simple fait d’avoir la confirmation que tout était envisageable et qu’elle pourrait trouver du soutien si le cas se présentait lui a permis de se sentir rassurée. À l’issue de l’entretien, elle m’a même confié qu’elle avait juste besoin de cette confirmation pour pouvoir continuer à avancer et à avoir des projets de vie, alors qu’en même temps, tout lui semblait plutôt sombre. Son compagnon venait de la quitter au motif qu’il n’avait plus la force de l’accompagner plus loin face à ce second cancer. Elle se sentait donc seule, désespérée et avait, avant tout, besoin de pouvoir imaginer un futur avec une nouvelle vie et un bébé. 

Par la suite, j’ai revu Ingrid après à sa mastectomie. Nous avons évoqué son rapport à l’image de son corps, car les cicatrices, notamment sur le sein nouvellement reconstruit, étaient très chéloïdes, adhérentes et l’aspect esthétique rendait difficile l’acceptation de ce nouveau corps. Je l’ai adressée à un kinésithérapeute pour une prise en charge par radiofréquence de ces problèmes cicatriciels. Elle est une nouvelle fois revenue sur le fait que la seule chose qui lui tenait à cœur et qui lui permettait « d’accepter » sa nouvelle image corporelle était de se dire que malgré tout, elle pourrait un jour mettre un bébé au sein. Cela serait, pour elle, sa revanche sur la maladie ! 

RÉFLEXION 

Cette situation inédite m’a amenée à plusieurs réflexions et recherches. S’il existe de nombreuses publications de cas cliniques ou témoignages d’allaitement après cancer du sein et mastectomie unilatérale, impossible de trouver des publications au sujet de mises au sein d’un bébé après mastectomie bilatérale [1, 2]

Les premières questions que je me suis posées concernaient la possibilité de mettre un bébé au sein après reconstruction mammaire, sachant que l’aréole serait fictive. La structure du tissu tatouée est en effet de la peau et non de la muqueuse.
Son degré d’élasticité et de sensibilité serait-il compatible avec la possibilité d’une mise au sein confortable pour la mère ? À ce sujet, les publications concernant la description de situations de mastectomie unilatérale [2] m’ont permis de penser que ceci serait envisageable et que l’utilisation d’un bout de sein en silicone pourrait s’avérer nécessaire pour un meilleur confort de la maman, si la néo-aréole était trop sensible ou peu élastique. En effet, d’après cette étude, il semblerait que la principale difficulté rencontrée par les mères qui allaitent après traitement d’un cancer du sein, outre l’insuffisance de production lactée sur le sein atteint, est la douleur sur celui-ci. D’autre part, il y a plusieurs descriptions de mise au sein avec un DAL sur le sein reconstruit par mastectomie unilatérale [3, 4, 5]. Lors du Congrès international en allaitement 2022 organisé au Québec, l’ostéopathe Samuel Langlois, intervenant sur le thème « Conjuguer l’allaitement au présent, du Je au Nous au Ils »,nous a même présenté le témoignage d’un père qui avait mis son nouveau-né à son sein à l’aide d’un bout de sein en silicone et d’un DAL, suite à la nécessité d’une séparation mère-enfant de quelques heures en postnatal immédiat.

Tous les sites internet ou articles consultés sur le sujet « mastectomie et allaitement » concluent qu’en cas de mastectomie bilatérale, l’allaitement ne sera pas possible. Mais je n’ai trouvé aucun écrit ou témoignage de mise au sein sans obtenir une production lactée. Nous voyons ici que « l’allaitement » est souvent vu de manière restrictive comme le fait de nourrir l’enfant avec le lait maternel. La situation particulière d’Ingrid porte l’allaitement à un autre niveau. Le fait de nourrir l’enfant est ici relayé au second plan : l’allaitement, c’est avant tout « une histoire d’amour » [6], une relation corporelle étroite, charnelle au travers de laquelle la relation se construit. Pourquoi contre-indiquer à une mère de construire sa relation avec son nouveau-né comme elle l’entend ? 

En conclusion, mes réflexions m’ont menée au constat que cette situation n’a jamais été décrite dans la littérature, probablement parce que l’on envisage l’allaitement uniquement comme un acte nourricier. Il serait donc intéressant d’élargir notre point de vue à l’histoire qui se trame autour de l’acte de donner le sein. D’ailleurs, certaines études en épigénétique [7, 8] semblent mettre en lumière le rôle du temps de contact étroit entre la mère et l’enfant induit par l’allaitement comme étant l’un des facteurs ayant une influence sur l’expression ou non de certains gènes. Certaines études semblent indiquer, par exemple, que les différences de QI entre les enfants allaités ou non pourraient être en lien avec le temps passé en contact corporel rapproché durant l’allaitement. L’épigénétique est une voie d’avenir susceptible d’apporter des éclairages nouveaux sur le lien entre l’allaitement et/ou le maternage avec différents effets sur la santé des mères et des enfants. Dans tous les cas, notre rôle est de soutenir les projets individuels de chaque mère ou de chaque famille, sans jugement. 

* Le prénom a été modifié

Céline Dalla Lana, sage-femme, consultante en lactation IBCLC, formatrice, autrice.

L’autrice ne déclare aucun conflit d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique, industrielle ou agroalimentaire.

Références bibliographiques

[1] Breastfeeding after treatment for early-stage breast cancer [Internet]. Living Beyond Breast Cancer. 2016 [cité 22 sept 2022]. Disponible sur: https://www.lbbc.org/young-woman/your-medical-needs/breastfeeding-after-treatment-early-stage-breast-cancer

[2] Bhurosy T, Niu Z, Heckman CJ. Breastfeeding is Possible: A Systematic Review on the Feasibility and Challenges of Breastfeeding Among Breast Cancer Survivors of Reproductive Age. Ann Surg Oncol. juill 2021;28(7):372335. 

[3] Témoignages d’allaitement après traitement d’un cancer du sein : https://www.nct.org.uk/baby-toddler/feeding/practical-tips/breastfeeding-after-breast-cancer-treatment]

[4] Témoignages allaitement unilatéral : https://www.lllfrance.org/vous-informer/votre-allaitement/situations-particulieres/1962-allaitement-et-cancer

[5] Smorti M, Testa I, Gallese M etand al. Protect, promote and support: a warm chain of breastfeeding for oncological women—results from a survey of young Italian cancer mothers; Ecancermedicalscience. 2020 Dec 7;14:1151. doi: 10.3332/ecancer.2020.1151. eCollection 2020. 

[6] Suzanne Colson. L’allaitement instinctif (Biological nurturing). Ressources Primordiales, mars 2021

[7] Luby JL, Belden AC, Whalen D, Harms MP, Barch DM. Breastfeeding and Childhood IQ: The Mediating Role of Gray Matter Volume. Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry. mai 2016;55(5):36775.

[8] Krol KM, Grossmann T. Psychological effects of breastfeeding on children and mothers. Bundesgesundheitsblatt Gesundheitsforschung Gesundheitsschutz. 2018;61(8):97785.